La Nuit, l'oubli (en souvenir de Gilles
Dusein)
Gilles Dusein est mort du sida, en 1993, à l'âge
de trente-quatre ans. Collectionneur, galeriste, danseur aux
Folies-Bergère, puis au Lido, amateur de photographies devenu expert
à force d'intérêt personnel, Dusein a réussi à cristalliser dans
la figure qu'il laisse à la postérité beaucoup de traits qui témoignent
du meilleur de ce que les années quatre-vingt ont produit : un mélange
de liberté et d'engagement, de passion et de légèreté, de goût
pour l'exploration des limites et de jeu avec les convenances, de
travestissement et de réflexion identitaire. Tous ces traits, qu'ils
soient pris indépendamment ou simultanément, ont compté dans les
choix que Dusein a effectués au cours de sa brève carrière dans le
milieu artistique – qu'il s'agisse de sa rencontre avec le travail
de Pierre Molinier, dont il s'occupe de la succession en 1987 et dont
il a dit qu'il a été décisif pour sa perception de la photographie,
ou de la manière dont il a conçu son activité de galeriste. Rompant
avec les pratiques individualistes du milieu, il s'efforce alors de créer
des synergies – soit pour ne pas se voir dicter un “rythme
d'expositions trop rapide”, comme lorsqu'il décide d'inaugurer son
premier espace en 1987 en partageant l'espace de la galerie Donguy –
soit pour collaborer avec des collègues afin de mieux diffuser le
travail d'artistes encore peu connus en France, comme il l'a fait pour
Thomas Struth avec la galerie de Giovanna Minelli, ou pour Sylvie
Fleury avec la galerie Gilbert-Brownstone. De fait, toute l'activité
qu'il a développée à l'enseigne de Urbi & Orbi est nomade.
Passant d'un espace d'exposition à l'autre au gré des circonstances
et des nécessités, elle surfe aussi sur les territoires de l'art. Sa
collection en est aujourd'hui le reflet : elle n'hésite pas, par
exemple, à faire se croiser les signes de la subjectivité gay (Zoe
Leonard) et les fétiches luxueux du néo-pop (Sylvie Fleury), à
recueillir les dérives d'une sexualité post-moderne en quête de sa
non-définition (Larry Clark, Nan Goldin) et les investigations
obsessionnelles d'une identité en crise (Michel Journiac), à couvrir
les nouvelles conquêtes de la critique institutionelle (Hirsch
Perlman, Julia Scher) et les poses désabusées d'un dandysme
victorien XXe siècle (David Mc Dermott & Peter Mc Gough), à dévoiler
la magie blanche des attitudes (James Lee Byars) comme les démons du
désir (Pierre Keller), ou à cerner les phantasmes de la convivialité
électronique (Angela Bulloch), les concepts les plus radicaux du
post-formalisme (Claude Rutault) et les cauchemars d'un corps en
mutation (Charles Ledray). Si on ajoute à cet éventail la
photographie de la manifestation d'Act-up comme un témoignage de ce
que fut une de ses réactions possibles à la maladie, il faut
admettre qu'il y a là plus que le portrait en creux d'un
collectionneur, mais l'expression d'une sensibilité consciente de la
manière dont elle s'inscrivait dans l'histoire de son temps.
Gilles Dusein, né en 1959, est décédé à
Paris en 1993.
Camera candida (1 er étage), jusqu'au 4 octobre
Jean Dupuy, On ne se perd pas de vue
Peut-on dire de Jean Dupuy qu'il aurait pu être
un membre de l'OuLiPo qui aurait mal tourné ? Ou un fils indigne
de Marcel Duchamp ? Les anagrammes auxquels il travaille sans relâche
depuis 1978 pourraient bien s'apparenter à cette postérité de la
pataphysique où se sont inscrits tant le Duchamp d'Optique de précision
(1922) que le groupe qui s'est rassemblé autour de Raymond Queneau en
1960, pour former l'Ouvroir de Littérature Potentielle avec le
dessein de faire se conjuguer contraintes poétiques et humour décapant.
Mais cette lignée ne rendrait compte que très
approximativement du parcours de Jean Dupuy dans l'art contemporain.
Sa véritable carrière débute en 1967, quand il décide simultanément
de mettre fin à un travail de peinture qu'il jugeait dans l'impasse,
et de s'établir à New York. Là, il est sélectionné par Billy Klüver,
un ingénieur de chez Bell Co, et Robert Rauschenberg pour participer
à E.A.T. (Experiments in Art and Technology). C'est ainsi que naît Heart
Beats Dust – une machine qui permet aux battements de coeur du
spectateur de créer une sculpture immatérielle faite de pigments
colorés rouges doucement projetés dans l'air. Cette esthétique de
la participation va en fait se développer pleinement à partir de
1972, lorsque prennent fin ses relations avec la galerie Sonnabend.
L'année suivante, il met sur pied dans son loft un show collectif
auquel prendront part notamment Claes Oldenburg, Larry Rivers, Tony
Smith, Nam June Paik... Selon Dupuy, “ce fut, en effet, une première
à New York, une des premières fois que des artistes exposaient
en-dehors d'un lieu professionnel, on échappait à l'establishment,
musées, galeries, collectionneurs – pas de commerce, pas de
peintures, des choses, des objets faits sur place et à propos de la
place, de l'éphémère”. Dans cette manifestation annuelle qui se répétera
trois fois, la performance joue un rôle central, et elle devient
aussi le mode artistique privilégié autour duquel s'organise
l'activité de Dupuy jusqu'en 1979, que ce soit en tant
qu'organisateur ou en tant qu'artiste. Ainsi, en 1973, il est invité
à présenter à The Kitchen, un espace indépendant new yorkais, une
performance, Soup & Tart, à laquelle il convie quarante
autres participants (parmi lesquels, Nam June Paik, Charlemagne
Palestine, Phil Glass, Yvonne Rainer, Richard Serra, Alan Saret).
Durant cette période, il fait également la connaissance de George
Maciunas, l'instigateur et le principal animateur de Fluxus, avec qui
il se lie d'amitié. Dupuy participe alors à certaines manifestations
Fluxus dont il peut être considéré comme un compagnon de route
(volontairement) périphérique, à l'instar de Robert Filliou qui fut
aussi son ami. Cette affinité se retrouve d'ailleurs dans leurs
travaux : chez l'un comme chez l'autre, le langage, l'écriture,
des matériaux simples, l'objet trouvé, le bricolage, le ludique
constituent les fondements d'une réflexion qui vise essentiellement
à permettre au spectateur d'entrer en contact aussi immédiat que
possible avec une conception de l'œuvre qui s'attache à confondre
l'art et la vie. Avec cette différence toutefois que Dupuy insiste
plus sur le dispositif auquel est soumise l'expérience de la
perception que sur la finalité politique ou spirituelle de cette
fusion art-vie. La physique amusante qu'il met en œuvre dans de
nombreux dispositifs semble tout à la fois conçue pour élargir
notre expérience du monde et pour souligner avec une ironie légère
l'absurde ou le factice des conventions qui règlent ce rapport au
monde. Quant à l'autobiographique qui joue (comme chez Filliou) un rôle
fondamental dans le contact que l'artiste crée avec le spectateur
avec l'intention de déconstruire les catégories esthétiques et de
les identifier au vécu, il est problématisé de plusieurs manières :
bien que manuscrit, le récit autobiographique est presque toujours
mis à distance par l'anagramme qui fait proliférer les énoncés à
la manière d'une machine; il l'est aussi par le système des couleurs
qui est en fait co-extensif à la dérive anagrammatique. Enfin, Dupuy
introduit également dans ses textes des figures hétéronymes – Léon
le Bègue (Leo the Stutterer) et Ypudu anagrammiste – qui déplacent
l'énonciation et instaurent des reflets comme pour renvoyer à la
complexité du sujet parlant et à l'abîme sans fond du langage.
Sans prétendre à une dimension rétrospective,
les deux pièces que présente le Mamco permettent de cerner les
principaux enjeux du travail de Dupuy. La première – Lazy Susan (1979-1984) – fait référence à son activité de
performer. Il s'agit en effet d'une construction que Dupuy a conçue
pour signifier qu'il mettait fin à cette activité. Elle reprend le
dispositif giratoire que Dupuy avait utilisé pour sa première
performance en 1974, le fixe, pour signifier cette volonté d'arrêter,
et le suspend entre deux échelles à la manière d'un monument dérisoire.
Dérisoire mais réticent, car comme le remarque Dupuy en reprenant au
passage les mots de Galilée : “et pourtant elle tourne,
puisqu'elle suit, paresseusement, la rotation de la terre”. La
seconde pièce est une installation qui a déjà été montrée à
Nice sous une forme différente. Elle rassemble dans un dispositif à
géométrie variable une quarantaine de pièces qui mettent en jeu des
aspects différents de l'œuvre de Jean Dupuy. Inutile de dire qu'elle
instaure aussi différents types d'interaction où l'humour, l'absurde
et la reconquête du monde par des voies de traverse ont une part
essentielle.
Jean Dupuy est né en 1925 à Moulins. Il vit et
travaille à Pierrefeu.
En collaboration avec La Station, Nice.
Allée Marika Malacorda et Events Corner (2
e étage), jusqu'au 23 décembre
Wim
Delvoye, Paper Aeroplanes, 1998
Avec Paper Aeroplanes, Wim Delvoye réalise
sa première vidéo. Il s'agit d'une fiction qui montre un homme
politique en train de proférer un discours devant une foule de
partisans qui applaudissent à tout rompre. Tout concourt à la
situation – la grandeur du décor, la rhétorique du geste, les
inflexions de la voix... – tout
sauf le contenu du discours, qui parle de la confection des avions en
papier, des difficultés à bien les fabriquer, de la détente qu'ils
procurent. Quoiqu'à bien y regarder, le discours soit lui aussi, en
dernière instance, de l'ordre de la promesse, donc d'une certaine
manière du politique : même dans ce registre dérisoire, le
leader adulé assure ses fans qu'il a trouvé une meilleure recette
(“But I have developed what I think are good fliers, using square
paper”).
Ce genre de collage ou de montage est
certainement ce qui caractérise le mieux l'œuvre de Wim Delvoye.
Depuis 1989, avec les cartes géographiques fictives, les buts de
handball en vitrail, les étrons reproduits sur des dalles, les tuyaux
d'égouts juchés sur des supports de céramique de style baroque
flamand, les bonbonnes de gaz ornées de motifs inspirés par la
porcelaine de Delft, les planches à repasser blasonnées, les cochons
tatoués et les incrustations photographiques où des pans de rochers
sont assortis d'inscriptions qui n'ont rien d'héroïque ni de
monumental (“Susan, out for a pizza, back in five minutes,
George”), Delvoye a constitué un ensemble de pièces qui démontrent
que toutes les conventions, esthétiques et sociales, sont réversibles.
Que le registre de significations dont il se sert pour atteindre cet
objectif tienne presque invariablement de l'ornemental, du trivial, de
la culture populaire, de ce qu'il est convenu d'identifier sous le
terme de “kitsch”, voire du scatologique, n'est certainement pas
un hasard. Pour Delvoye, les tensions sous-jacentes à ce mélange détonant,
ironique ou sarcastique, sont un moyen de créer ce qu'il appelle une
“icône” – soit une “image”, qui “puisse survivre et être
compréhensible à tous les échelons de la société”. Que pour
parvenir à ce stade de l'icône, Delvoye soit conduit à frayer avec
une esthétique de la marchandise n'est pas un problème : pour
lui, “un phénomène culturel qui n'a pas de valeur marchande est
ignoré ou n'est apprécié que dans certains cercles marginaux”.
Mais reconnaître que “la culture aujourd'hui n'échappe pas au
marché” ne relève pas d'une stratégie opportuniste. C'est
simplement la condition nécessaire d'une lutte contre une esthétique
moderniste élitiste qui s'est figée dans l'abstraction et dans le
refus de la communication, sans arriver pour autant à échapper au
marché; et surtout la condition préalable d'un véritable travail
critique, apte à se déployer avec efficacité dans le champ social.
Wim Delvoye est né en 1965 à Wervik (Belgique.
Il vit et travaille à Londres et à Gand).
La Chambre (2e étage), jusqu'au 27
septembre
Helmut Dorner, Polyptique
Après avoir suivi de 1970 à 1982 l'enseignement
de Gerhard Richter à l'Académie de Düsseldorf, Helmut Dorner
s'adonne d'abord à la sculpture. L'expérience va se poursuivre
pendant trois ans, jusqu'en 1985, et, assez paradoxalement, ses réalisations
reposent beaucoup sur des propriétés à première vue picturales :
ce sont des formes organiques ou des outils, en plâtre, qui gardent généralement
le contact avec le mur et qui cherchent à accrocher la lumière grâce
à leurs reliefs. Elles sont d'ailleurs présentées au sein
d'expositions collectives qui dénotent bien leur contexte de réception
: Triumph - Skulpturen von Malern (à la Galerie Ricke, à
Cologne, en 1982) et Skulptur und Farbe (à la Gesellschaft für
aktuelle Kunst, à Brême, en 1983). À partir de 1987, Dorner
commence à exposer des peintures qui se distinguent, bien qu'il
faille se garder d'inventer ici une continuité infondée, par leurs
propriétés sculpturales : les châssis sont généralement
massifs et se détachent abruptement du mur; de même, les effets de
matière relèvent plus de l'ordre du tactile que de l'optique. Ce
seul trait suffirait à montrer en quoi la peinture de Dorner se démarque
d'une logique formaliste, mais Dorner ne s'en tient pas là : au
lieu de se soumettre à un processus de réduction qui a pour objectif
de renforcer l'homogénéité du champ pictural, du tableau, il
multiplie les accidents, les dissonances, il accuse les traces d'hétérogénéité
– tout en ne sortant pas d'un registre de matériaux et d'opérations
en fait assez restreint. Il le fait en utilisant deux techniques - la
laque et l'huile - qu'il combine d'ailleurs souvent à l'intérieur
d'une même composition, en diversifiant les formats, en exploitant
des textures disparates qui opposent le diaphane et le brillant à des
enchevêtrements extrêmement denses et mats; ou encore, ce qui n'est
pas le moindre des paradoxes pour une peinture abstraite, en
convoquant des références divergentes : tandis que les huiles
tendent vers un expressionnisme très appuyé, les laques, avec leurs
motifs répétitifs et leurs arabesques, semblent (délibéremment) se
prêter à une dérive décorative frappée de mélancolie, comme un
langage dont les articulations et les significations se disloqueraient
en ne laissant émerger qu'un ordre fragmentaire, définitivement
silencieux, inaccessible.
Helmut Dorner est né en 1952 à
Gengenbach/Baden. Il vit et travaille à Düsseldorf.
2 ou 3 choses que je sais d’elle (incidente
4)
Cabinet des abstraits (1 er étage),
jusqu'au 4 octobre
Gotscho, La Nuit, l'oubli, 1992
Le travail de Gotscho a trait au luxe. Depuis le
début des années 90, il manipule des vêtements de grands
couturiers, des tissus précieux, du mobilier ancien qu'il insère
dans des dispositifs extrêmement spectaculaires dont la puissance
tient moins de l'artifice et des fastes qu'ils déploient que de la
simplicité et de l'efficacité visuelles et tactiles des matériaux
qu'ils mettent en œuvre. Pour The Last Store, il reprend une
pièce de 1992, intitulée Meeting. Elle est constituée de
trente vestes, toutes suspendues à des crochets. Quelle que soit la
couleur de l'habit, la doublure décousue est d'un jaune éclatant et
pend – comme la peau des écorchés dans certaines représentations
maniéristes ou baroques. En évoquant ces représentations et frayant
avec d'autres références parmi lesquelles pourraient être citées
les analyses de Clérambaut sur la passion des étoffes, l'œuvre
s'ouvre à un champ de significations où les images de la mort et du
désir se croisent dans un érotisme froid, exacerbé et violent.
Gotscho est né en 1945. Il vit et travaille à
Paris. Son travail est également présenté dans le cadre de
l'hommage au collectionneur Gilles Dusein – La Nuit, l'oubli.
The Last Store (2e étage), jusqu'au
11 octobre
Pierre
Keller, Recorded Earlier, 1977-1997
Les polaroïds que Pierre Keller présente sous
le titre de Recorded Earlier ont été réalisés à partir de
1977. Comme c'est souvent le cas devant des images où le désir
s'exprime violemment, la provocation semble devoir suspendre toute
interprétation. Comme dans un prolongement en acte de la pensée de
Bataille, tout ici apparaît conçu pour provoquer une faille de la
conscience, une déchirure dans la manière dont le sujet se constitue
face au monde. Au point que le seul point focal auquel le spectateur
puisse les assigner serait celui du scandale. Scandale de l'étalage
impudique de l'intime. Scandale de l'obscène, des corps saisis dans
l'unique optique du désir ou dans l'acte sexuel, sans autre alibi que
d'être vus comme tels. Scandale de ces situations dans lesquelles le
photographe se borne (volontairement, et, peut-on le dire sans
vergogne), à ne reproduire qu'une position – celle du maître –
tandis que les partenaires se voient réduits à n'être que des
objets dans le regard du voyeur. Scandale d'une technique
photographique elle-même spoliée et aliénée par la frénésie à
vouloir l'inscrire dans l'immédiateté du désir. Mais c'est peut-être
oublier un peu vite que si ces images se veulent d'une certaie manière
irrécupérable esthétiquement, c'est aussi qu'elles trouvent leur
finalité dans ce qui fut une des caractéristiques les plus typiques
de l'esthétique avant-gardiste : la transgression.
Le bleu qui a été choisi pour la salle dans
laquelle ces polaroïds ont été accrochés est un bleu d'
“incrustation”. Il est utilisé sur les plateaux de télévision
pour découper les figures des intervenants sur un fond imaginaire. Il
pourrait bien symboliser ici le fond sur lequel se projette le
fantasme.
Pierre Keller est né en 1945 à Gilly. Il vit et
travaille à Grandvaux.
Tombeau de l'auteur (1 er étage),
jusqu'au 4 octobre
Julije Knifer, Peinture murale – 1998
Les premières figures de méandres apparaissent
dans l'œuvre de Julije Knifer en 1960. À cette époque, l'artiste
participe à Zagreb aux activités du groupe Gorgona – un mouvement
d'inspiration néo-dadaïste dont il était un des membres fondateurs.
Bien qu'il n'ait duré que quelques années (1959-1966), l'esprit de
ce mouvement est caractéristique de ces rencontres paradoxales qui se
produisent à la fin des années 50 quand l'esprit du dadaïsme fait
sa réapparition pour bouleverser les catégories esthétiques de
l'après-guerre. Et il a profondément marqué Knifer, comme en témoigne
par exemple sa volonté de considérer son travail non comme un procédé
formaliste, mais comme ce qu'il appelle “la forme unique de ma
liberté”. Non comme “une décoration, un ornement, ou une esthétique”,
mais à la base comme une “anti-peinture”.
Si d'un point de vue théorique son utilisation répétitive
du méandre semble récuser toute idée d'évolution dans son œuvre,
il est évident d'un point de vue formel que son inscription dans
l'espace de la peinture ne peut être lue en dehors de tout contexte
historique – ce qui ne signifie évidemment pas que son travail soit
réductible à ce contexte, qu'il en soit le symptôme, mais au
contraire qu'il se redéfinisse constamment au sein d'une histoire de
l'abstraction dont il est de ce fait un des acteurs essentiels. Knifer
instaure ainsi une dialectique entre, d'une part, ses prises de
position initales – une palette réduite au noir de sorte que le méandre
n'apparaît qu'en négatif, en réserve; la place décisive accordée
au procès lui-même dans des opérations de recouvrement qui peuvent
durer des années comme le rappellent bien certains dessins où Knifer
a consigné les dates de ses interventions; la décision de n'utiliser
que “des moyens minimaux, des contrastes extrêmes, un rythme
monotone” parce qu'il considère “la monotonie comme le rythme le
plus simple et le plus expressif” – et, d'autre part, une
conscience très articulée de leur valeur historique.
Ainsi dans ses premiers dessins et ses premières
toiles, les méandres frayent avec un ordre très proche formellement
des formes rationnelles de l'art concret. Mais, rapidement, il opte
aussi pour des types de composition qui s'inscrivent toujours dans un
héritage européen – Malévitch occupe une place privilégiée dans
la pensée de Knifer – mais dont la radicalité fait qu'ils peuvent
être comparés aux meilleures réalisations du Hard Edge américain
et de peintres comme Noland (même s'il s'agit jusqu'en 1979 de
formats plutôt restreints). Autre trait saillant : au tournant
des années 60, Knifer travaille à résoudre différemment le rapport
figure/fond en insistant sur les répétitions ; il se revendique
alors d'une approche systématique de l'art qui présente des
analogies avec celle préconisée par certains artistes conceptuels.
Plus tard, à la fin des années 80, le méandre, tout en continuant
à se développer à travers de multiples variations qui explorent
tous les registres matériels de l'œuvre (format, matériau,
composition), s'étend au mur. C'est le cas de l'œuvre réalisée par
Knifer au Mamco. En s'articulant au mur, le méandre déconstruit et
rejoue constamment la dynamique à laquelle il doit sa continuité
dans l'espace. Dans un cas, l'idée de continuité est assurée par le
déplacement de la figure; dans l'autre, elle est dramatisée par un
renversement dans l'espace. Deux solutions qui suffisent à traduire
le jeu infini de répétition et de différence où Knifer identifie
une forme de la liberté.
Julije Knifer est né en 1924, à Osijek
(Croatie). Il vit et travaille à Paris et Zagreb.
2 ou 3 choses que je sais d’elle (incidente
3)
Vestibule (1 er étage), jusqu'au 4
octobre
Kane
Kwei et Samuel Kane Kwei, Sculptures, 1993-1997
Poursuivant, grâce à la collaboration d'André
Magnin et de la collection Pigozzi, le parcours qu'il a commencé avec
Cheik Ledi, Bodys Isek Kingelez, Cheri Samba et Émile Guebehi, le
Mamco présente aujourd'hui le travail de Kane Kwei et de son fils
Samuel Kane Kwei.
L'œuvre de Kane Kwei témoigne à la fois des
difficultés à cerner une notion d'art africain, et par répercussion,
de la relativité des catégories occidentales qui tentent de définir
l'œuvre d'art à partir de son autonomie, ce qui a pour effet de la
soustraire à toute fonction utilitaire et de ne lui reconnaître
d'autre finalité que celle qu'elle se donne à l'intérieur du champ
artistique. Ébéniste, Kane Kwei doit sa célébrité à la
fabrication de cercueils de bois peint, luxuriants, qui lui étaient
commandés par des particuliers. Et le vocabulaire figuratif qu'il déployait
n'était pas non plus gratuit : qu'il s'agisse d'une voiture,
d'un oignon, d'un poisson ou d'une tortue, chaque forme était conçue
pour représenter un trait spécifique de la personnalité ou de
l'activité du défunt, ou encore un événement marquant de sa vie.
Parallèlement, Kane Kwei mettait autant de soin et d'imagination à
créer des meubles ou des objets - notamment des sièges, dont
Jean-Hubert Martin, qui l'a présenté dans les Magiciens de la
terre, précise qu'ils sont dans la culture Ashanti un des
symboles du pouvoir politique. L'œuvre de Kane Kwei se caractérise
aussi par un trait qui se retrouve régulièrement chez les créateurs
africains et qui présente des analogies avec les pratiques
artistiques occidentales pré-modernes (soit antérieures à la
fixation de la créativité sur le concept de l'individu). Pour répondre
à la demande, Kane Kwei avait en effet constitué un atelier où
travaillaient plusieurs assistants; et, à son décès, son fils a
repris la production en perpétuant ce qui faisait l'essentiel de son
style, de sa marque de fabrique. Auteur de toutes les pièces présentées
dans l'exposition, Samuel Kane Kwei a cependant introduit une
innovation dans la pratique initiée par son père : certaines de
ses pièces – telle le rabot, le filet de pêcheur, l'avion de ligne
ou le moteur de hors-bord – ne sont pas des cercueils. Elle sortent
donc du régime fonctionnel dans lequel elles étaient inscrites à
l'origine, et se rapprochent du même coup des conventions qui règlent
l'appréhension de l'œuvre d'art dans les sociétés occidentales.
Celui dans lequel elles sont aujourd'hui visibles. Mais loin d'y voir
une simple soumission à ces règles, le spectateur devrait se méfier :
il pourrait s'agir de ce que Homi Bhaba, dans ses analyses des
comportements sous le colonialisme, désigne du terme de “mimétisme”
(mimicry), soit une pratique culturelle dominée qui assimile
superficiellement les apparences de la culture dominante pour la
subvertir par en-dessous, et tenter ainsi de perpétuer ses propres
formes et ses propres enjeux.
Kane Kwei, né en 1924 à Teshie, Ghana, est décédé
en 1991 à Teshie. Samuel Kane Kwei est né en 1954 à Teshie. Il vit
et travaille à Teshie.
En collaboration avec la C.A.A.C., The
Piggozi Collection, Genève.
Büro Kippenberger (2e étage),
jusqu'au 11 octobre
Robert Morris Open-Center-Sculptures &
Crucibles, 1997
L'installation que Robert Morris a spécialement
conçue pour le "Plateau des sculptures" se compose de
quatre Open Center Sculptures
et de Untitled (I-Beams) qui était précédemment
exposée dans le loft Don Judd. Toutes ces sculptures sont récentes :
les premières ont été réalisées l'année passée pour une
exposition organisée par Pietro Sparta dans sa galerie à Chagny; la
cinquième le fut pour une exposition à la galerie Daniel Templon à
Paris en 1988. Mais leur conception remonte à une période bien antérieure,
aux années 1967-69. Untitled - I-Beams est d'ailleurs la réplique
littérale d'une pièce de 67 qui portait le même titre, mais qui était
en aluminium. Morris commence alors à travailler à la déconstruction
du Minimal art dont il avait été un des premiers et des principaux
protagonistes. Ainsi, si la sculpture suspendue dans l'espace fait irrémédiablement
penser à Cloud – une œuvre de 1962 – elle s'en distingue
aussi radicalement dans la mesure où au lieu d'être constituée de
contreplaqué peint en gris clair, elle est faite de poutres
d'aluminium brut. Cette différence est en tous cas aussi prégnante
que peut l'être le travail de réinterprétation formelle que Morris
produit à partir de Cloud en instaurant un vide au centre
d'une construction qui n'était originellement qu'une masse lisse et
pleine, impénétrable. Le rapport au matériau entraîne en effet une
toute autre relation du spectateur à l'objet, et de l'objet à son
environnement. À l'idéalisme des premières œuvres minimalistes,
neutres, compactes et unitaires, se substitue ici une présence matérielle
qui ne renie rien de son origine industrielle, ni de son traitement
(les boulons sont parfaitement visibles). Au contraire de Cloud
dont l'apparence et le mode de fabrication ne venaient en aucun cas
troubler la suspension dans l'espace, cette Open Center Sculpture
témoigne violemment de ses conditions d'existence : la spéculation
improbable sur la masse de Cloud est remplacée ici par un
rapport beaucoup plus dur défini par le poids du métal, sa surface
froide, ses arêtes franches, et plus généralement, par le fait que
toutes les procédures propres à la configuration de la pièce sont
non seulement parfaitement visibles, mais comptent aussi dans son esthétique
(c'est ce que montrent, par exemple, les câbles dont la section est
plus importante que ne le requerrait le poids réel de la pièce).
Sans être peut-être aussi démonstratives, les autres Open Center
Sculptures participent d'une même réflexion sur le dépassement
du Minimalisme. En optant pour des volumes ouverts, pour des matériaux
industriels bruts et pour des articulations visibles, Morris ouvre une
voie qui n'est déjà plus celle du Minimalisme stricto sensu.
Et si le rapport au corps reste déterminant, il est conditionné dans
ces sculptures par l'apparition d'une attention au procès de réalisation,
qui va s'avérer décisive dans le concept d'“anti-forme” auquel
Morris commence alors à travailler. La figure du labyrinthe qui est
évoquée dans l'une d'entre elles montre par ailleurs que sa
conception du sujet s'éloigne de l'entité purement phénoménologique
qu'entendait véhiculer le Minimalisme. Chez Morris, cette prise de
distance doit d'autant plus être prise en compte que contrairement à
un artiste tel que Donald Judd, son travail a depuis lors subi des
mutations radicales. Aujourd'hui, les Open Center Sculptures
coexistent en effet avec des travaux figuratifs qui touchent à la
violence de la société industrielle, à l'entropie de l'imaginaire
dans la civilisation occidentale et à l'aliénation de l'individu.
S'il n'est pas possible de projeter directement de telles
significations sur ces sculptures, il est en revanche difficile de
supposer que pour Morris elles n'aient aucune répercussion sur leur réception.
Les deux Crucibles (creusets) qui complètent
cette installation témoignent des mutations que Morris n'a cessé
d'introduire dans son travail depuis les années 70. Produits par le
CIRVA (Centre International de Recherche sur le Verre à Marseille),
ces creusets de terre cuite sont remplis d'une masse de verre
insondable, comparable à de la glace qui se serait rompue sous
l'effet de pressions indéterminables. Les éclats et les failles qui
parcourent cette masse cristalline bleuâtre donnent la sensation d'un
abîme. Le spectateur y plonge son regard sans espoir d'en atteindre
le fond. Paradoxalement, il fait avec ces creusets l'expérience d'une
perte comparable à celle des miroirs qu'il avait utilisés dès 1965
(Mirrored Cubes) : la forme – la Gestalt – se
dissout en problématisant du même coup l'identité même du sujet
qui regarde.
Robert Morris est né 1931 à Kansas City,
Missouri, USA. Il vit et travaille à New York.
En collaboration avec la Galerie Pietro Sparta,
Chagny, France.
Plateau des sculptures et Service Poésie et
principes (3 e étage), jusqu'au 23 décembre
Alexandre Perigot, Partie gratuite, 1996
Avec Réanimations, en 1993, Alexandre
Perigot proposait une sorte de typologie de modes d'emploi. Sur sept
planches sérigraphiques et sur vidéo, il reproduisait des énoncés
et des schémas graphiques expliquant l'utilisation de différents
produits industriels : la manière de mettre un préservatif ou
d'introduire un tampon hygiénique, de remplacer une cartouche d'encre
pour machine à écrire, d'enclencher un film Polaroïd, de boucler
une ceinture de sécurité, d'introduire un détachant dans une
machine à laver le linge ou de manipuler un spray nasal y était
exposés en dehors de tout contexte et hors de tout rapport de
causalité. Les ruptures que Perigot créait en déplaçant les images
et en subvertissant l'ordre des séquences n'avait pas seulement pour
effet de suspendre le mythe d'une fonctionnalité capable de
rationaliser tout l'espace social. Par le biais de cette systématicité
brisée, il introduisait le doute dans l'éventail d'interactions qui
nous relie au monde. Avec Partie gratuite, Perigot produit une
situation analogue : reprenant une idée qu'il avait déjà
formulée dans Recto Verso, il propose au spectateur de
participer à une action dont il ne verra pas le résultat. Mais au
lieu d'étendre le papier carbone sur le sol de sorte qu'il soit
simplement foulé au pied par le visiteur qui laissera ainsi une trace
qu'il ne verra jamais, il en tapisse les murs d'un espace clos – la
Chambre des dessins, reconstruite pour l'occasion dans l'Espace commun
– et il l'invite à utiliser un ballon comme moyen d'impression. Les
murs maculés par chaque rebond, par chaque tir, resteront invisibles.
Le spectateur devra donc se contenter de concevoir l'effet de son
geste, et du même coup, c'est tout un rapport de causalité qui est
projeté dans l'invérifiable, qui devient sujet à spéculation. Avec
ce "blind drawing", Perigot ne s'intéresse pas seulement
avec humour à la notion de dessin, il met le visiteur en condition de
s'interroger sur les raisons, les intentions et les fins – gratuites
ou non : le titre de la pièce est un tiroir à double fond –
qui détermine son rapport au monde. En cette période de fusion
collective, dans le spectaculaire qu'est la Coupe du monde de
football, la présentation d'une telle pièce s'avérait à plus d'un
titre nécessaire, voire salutaire.
Alexandre Perigot est né en 1959 à Paris. Il
vit et travaille à Bastia et Kyoto.
Chambre des dessins (espace commun du BAC),
jusqu'au 19 juillet
Stephen
Prina, Monochrome Painting, 1989
Réalisé en 1988-1989, Monochrome Painting est
composé de 14 tableaux reproduisant à l’échelle 1/1 autant de
“stations” de l’histoire du monochrome – de Malévitch à
Palermo. Les tableaux, de toile marouflée sur panneau de bois, sont
tous peints de façon uniforme et presque quelconque dans le même
vert métallisé (Delstar©, Acrylic Enamel, VW 1985, LB6V, #
45893, Papyrus Green Poly), et sont accrochés
dans l’ordre chronologique de réalisation des modèles originaux.
Chaque toile est accompagnée d’un cartel en plexiglas indiquant le
numéro qui lui est assigné (de I à XIV), le titre de l’œuvre
originale, le nom de son auteur, la date de sa réalisation et
l’institution qui l’abrite. L’ensemble est complété d’une
peinture murale rappelant le titre de l’oeuvre (Monochrome
Painting), et d’une vitrine à l’intérieur de laquelle sont
rassemblés le carton d’invitation à la première exposition (à la
Renaissance Society, à Chicago, en 1989), son affiche et son
catalogue. Outre qu’il comprend notamment une bibliographie et une
reproduction d’une vue d’ensemble de l’exposition des Black
Paintings de Reinhardt au Jewish Museum à New York en 1966, le
catalogue récapitule sous forme cette fois de placard noir les différentes
“stations” de ce chemin de croix.
Comme la plupart des pièces qu’il réalisera
par la suite – citons seulement Exquisite Corpse : The
Complete Painting of Manet commencé en 1990, ou Galerie Max
Hetzler en 1991 – Monochrome Painting relève d’un
travail complexe sur l’histoire et le contexte de réception de l’œuvre
d’art. Son approche s’avère à bien des titres ambivalente :
dans la lignée de la pensée post-structuraliste, elle fait apparaître
la culture (dont l’œuvre d’art est un fragment) comme une trame
extrêmement dense d’interrelations, de rapports de dépendance.
D’où la prolifération de signes que Prina amène au premier plan
comme s’il s’agissait de montrer que chacune de ces “stations”
est enfermée dans un réseau que toutes, considérées isolément,
s’efforcent de nier. Non parce qu’elles n’ont pas conscience de
l’histoire dans laquelle elles s’insèrent et sans laquelle elles
n’auraient pas de sens, mais parce que cette histoire et ce réseau
menacent à la fois le regard singulier qu’elles semblent exiger et
la conception héroïque sur laquelle elles s’appuient. En fait,
Prina, en faisant ressurgir le dispositif propre à la réception des
œuvres et à la muséographie, désigne les conditions qui déterminent
cette conception de l’histoire. En 1991, il reprendra d’ailleurs
comme titre d’une autre de ses pièces touchant à l’histoire du
monochrome une affirmation célèbre de Barnett Newman lui-même :
“L’histoire de la peinture moderne, pour la résumer en une
phrase, est celle d’une lutte contre le catalogue”.
Si l’approche de Prina est ambivalente, ce
n’est pas seulement parce qu’elle trouble l’image de cette
histoire héroïque – et même religieuse, dans la mesure où son
installation fait ouvertement référence aux Stations de la Croix
de Newman – ou parce qu’elle fait le deuil de ce qui chez
Reinhardt lui apparaît encore frappé du sceau de l’
“incommensurable”. C’est parce qu’en procédant de manière
aussi minutieuse à l’“enregistrement concret d’un processus
d’abstraction”, il fouille jusqu’à l’absurde le dispositif fétichiste
de l’art contemporain. Comme beaucoup de ses collègues passés par
Cal Arts (John Miller, Mike Kelley, etc.), il atteint alors un point où
ce dispositif se révèle comme un monument susceptible à tout moment
de verser dans le grotesque. Réalisées par un peintre en
carrosserie, les toiles qui composent Monochrome Painting évoquent
– à l’instar de certaines œuvres d’artistes du sud de la
Californie des années soixante – la culture omniprésente de
l’automobile propre à Los Angeles.
Stephen Prina est né en 1954 à Galesburg (Ill.,
USA). Il vit et travaille à Los Angeles
2 ou 3 choses que je sais d’elle (incidente
5)
Suite genevoise (1er étage),
jusqu’au 4 octobre